L’ŒUVRE-PEAU DE DIMITRI XENAKIS
PAR VIOLAINE RAIMBAUD, critique d'art.

Texte publié dans la revue Verso : arts et lettres n°2 ; 1996.
Revue dirigée par Jean-Luc Chalumeau.



Rosalind Krauss souligne la récurrence du thème de la grille dans l’art du vingtième siècle (1), laquelle, en proclamant l’autonomie de ce dernier,
«tourne le dos à la nature ». En peinture, la grille correspond à un espace mental à même de conduire, chez Malévitch et Mondrian, aux choses
de l’Ame et de l’Esprit.
La grille tridimensionnelle, quant à elle, est définie «comme un modèle théorique de l’espace architectural en général ».
Phénomène culturel par excellence, elle est effectivement l’écho du quadrillage urbain : là où les artistes semblent avoir posé un calque sur la ville,
la grille urbaine est un ghetto qui fait silence sur les désirs des éléments vivants à s’organiser selon un ordre propre. En tissant à angles
droits les plaintes et les pensées, elle se détermine comme un contenant hermétique et normatif, d’où la «volonté de silence de l’art moderne »
serait la seule émanation possible.

Dans ce cadre restrictif qu’est la cité, Dimitri Xénakis collecte aux « encombrants » les reliquats mobiliers des habitants de Montreuil :
morceaux de lambris, portes, moulures ou barrières, avec lesquels il établit les fondements d’une histoire parallèle.
Plus qu’une anthologie de fragment, il reconstitue, au sein d’une usine désaffectée qui lui sert d’atelier (elle-même à la croisée des chemins
entre un passé et un présent local et une société industrielle toujours plus perfectionnée), la grille dont il se fait le miroir.
La tour ainsi édifiée, issue du tissage au plus serré des restes d’ameublement, figure la matérialisation œcuménique du brassage des
cultures, métaphore poétique d’une trame urbaine et historique. Dans l’épaisseur des strates de bois sont aménagées des fentes éparses,
protégées ici et là par quelques morceaux de verre, par lesquelles Dimitri Xénakis suggère une possible mobilité des flux de l’histoire.

Du cœur désert de l’œuvre comme mythe des origines à l’environnement extérieur comme espace du quotidien, le temps se pense en boucle,
où l’existence d’un commencement et d’une fin demeure incertaine. Ici la mémoire exhibe sa corollaire : l’oubli.
Sur le modèle de la trame urbaine Dimitri Xénakis bâtit un réseau d’histoires individuelles, terreau fertile, prétexte à l’élaboration de son identité
d’artiste.

L’abandon par l’homme de pans entiers de mobilier aboutit, en regard de la mue animale, à la création d’une nouvelle peau : acheter d’autres
meubles équivaut à «faire peau-neuve ». L’appropriation, au sein de l’œuvre, d’épidermes anciens et désavoués, favorise la constitution d’une
seconde peau que l’atiste endosse comme un vêtement.
La verticalité de la tour est à l’image du corps dressé tandis que son vide interne souligne la structure d’enveloppe de ses parois.
De prime abord, la tour est une métaphore de la peau : ses quatre faces méticuleusement cirées rappellent le vernis de kératine et les
coussinets de graisse qu’offre l’épiderme, en guise de protection contre les agressions extérieures.
De même que la peau rend compte de l’appartenance d’un individu à un groupe social (incisions, tatouages, maquillages…), la tour exhibe les
preuves de son aptitudeà intégrer le champ de l’art. l’empreinte de l’artiste est partout visible : la blancheur emblématique de la peinture dessine le
contour des vitres, certains éléments de bois portent les traces évidentes de coups de gouge, tandis que l’ensemble subit l’assaut d’un vernis
final.
Le recouvrement et l’attaque des matériaux de même que les interstices, traduisent ce sentiment subjectif selon lequel la surface cutanée joue
un rôle défensif, quand elle ne signale pas sa faible valeur protectrice et la crainte du corps d’être pénétré.

Par ailleurs, l’épiderme et son analogon la tour, fonctionnent comme des structures contenantes servant à étayer le Moi psychique. Ce Moi que
Didier Anzieu nomme le Moi-peau (2) est semblable à une écorce. La tour devient donc, de par sa constitution rigide cernant un noyau vide,
l’expression tangible du Moi-peau de l’artiste. Elle est l’enveloppe porteuse, stable et résistante à partir de laquelle Dimitri Xénakis construit la
cohérence de son Moi artistique. Dès l’acquisition de cette dernière, le lacérage des photocopies de travaux antérieurs collées sur la surface de
la pièce devient un jeu, un pur fantasme de peau écorchée aussi bien qu’un désir (inconscient ?) d’en finir avec l’œuvre passée.
Cette aspiration à l’effacement est perçue par le spectateur comme un besoin de se confirmer à lui-même, ainsi qu’aux autres, l’assimilation
irrévocable, nerveuse et agacée de cet outil devenu désormais obsolète. Une partie en est d’ailleurs masquée par une plaque d’isorel, ancien
élément d’établi perforé de crochets auxquels on fixait les clés plates, similaire à un ultime certificat «d’absolution ». Epiderme à la fois
meurtri et protecteur ou bouclier des arts, elle est ce rempart visuel, oblitérant, par quoi l’artiste nous donne à ressentir le mur de sa peau.

Plus que la simple tentative d’une adaptation sociale ou le souhait magnifié d’une peau commune avec les Montreuillois, ce travail est une
structure complexe sur laquelle s’appuie l’appareil à penser.
A cet égard, la tour tient sous sa coupe, fixé au mur non loin d’elle, un panneau de bois figurant la synthèse des différentes options, «gestes »
ou «langages » employés à ce jour ; grille horizontale stratifiée, composée de douze rectangles, qui imposent aux fragments de bois et de
verre, l’apparence d’un polyptyque.
Cette nécessaire mise à plat de l’œuvre ; comme une récapitulation du discours, tient lieu de fondement à l’élaboration du penser. A partir du
moment où penser est affaire de fermeté (la fermeté du corps qui se redresse se transpose en fermeté d’esprit), sa cohérence s’étaie sur celle
du Moi-peau. (3)

Entre peinture, sculpture et architecture, l’œuvre-peau de Dimitri Xénakis est une enveloppe contenante qui lui sert à penser son art.


Texte publié dans la revue Verso : arts et lettres n°2 ; 1996.

(1) Rosalind Krauss, Grilles, In l’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes ; éd. Macula, Paris 1993. Les citations en italique
sont issues de cet essai.
(2) (Le Moi-peau) est «une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au court des phases précoces de son développement pour se
représenter lui-même comme Moi à partir de son
expérience de la surface du corps » In Didier Anzieu, Le Moi-peau, éd. Dunod, Paris, 1995, p.1.
(3) Didier Anzieu, Le penser. Du Moi-peau au Moi pensant, éd. Dunod, Paris. 1994.

 
 
Copyright: D. Xenakis
 
Copyright: D. Xenakis
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